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Le droit à la déconnexion : vers une remise en question de la norme du « salarié idéal » ?

Depuis le 1er janvier 2017, la loi Travail oblige les entreprises de plus de 50 salariés à engager des négociations sur le droit à la déconnexion et prévoir des dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques. À défaut d’accord, l’employeur devra établir une charte, après avoir consulté le comité d’entreprise et/ou les instances représentatives du personnel.

Une co-responsabilité de l’employeur et du salarié

Savoir se déconnecter relève autant d’une éducation au niveau individuel que d’une régulation au niveau de l’entreprise et de ses managers. À un niveau individuel, la capacité à se déconnecter dépend des rapports de chaque individu au temps, fonction de son âge, son métier, son niveau de responsabilités, sa personnalité. La capacité à se déconnecter est une compétence qui doit se construire dans l’entreprise et le collaborateur est co-responsable de déterminer ses règles de régulation et de joignabilité.

Au niveau de l’entreprise, la responsabilité de déconnexion renvoie directement à l’organisation du travail et aux normes qui la régissent. De nombreuses recherches attirent notre attention sur le croissant décalage entre la rigidité de nos organisations du travail et les fortes attentes en termes de flexibilité, de confiance et d’autonomie de la part des collaborateurs. Le travail a changé : longtemps envisagé sur la base d’un triptyque stable (mêmes unité de lieu, unité de temps, unité d’action), il se définit désormais en dehors des heures officielles de l’activité, en dehors du lieu de travail et requiert souvent un esprit d’initiative qui dépasse les procédures existantes (Isaac H. et Kalika M., 2001). La prise de conscience et le devoir de s’interroger sur ces normes organisationnelles dominantes, souvent invisibles et non-dites, est une étape préalable dans la réflexion à mener sur la déconnexion au sein des organisations.

La norme du « salarié idéal »

Parmi ces normes, il en est une tenace et qui suscite l’intérêt de beaucoup de chercheurs : la norme du « salarié idéal » (« ideal worker norm » selon Williams, 2001). Cette norme fait référence à l’image la plus désirable que peut avoir une entreprise de ses salariés : totalement engagés dans leur travail, dédiés à leur entreprise et disponibles 24/7.

En effet, les longues heures de travail et l’hyperdisponibilité sont encore aujourd’hui perçues par beaucoup de directions comme un gage d’implication et de loyauté. L’étude de Marianne Cooper sur les ingénieurs de la Silicon Valley, lieu d’apogée de l’autonomie et de la flexibilité au travail est en ce sens très instructive quant à la pression des normes organisationnelles dominantes pour correspondre à l’image du travailleur idéal. Malgré une liberté de façade, les ingénieurs cultivent les longues heures de travail et le manque de sommeil comme une démonstration de leur virilité, de leur engagement, telle une activité héroïque.

Car, ce qui est en jeu dans ces débats sur la déconnexion c’est bien le référentiel managérial, les codes implicites, le présentéisme, l’évaluation et la reconnaissance du travail, l’accès au pouvoir, la liberté d’agir des individus… Face à ces évolutions, les entreprises françaises, où la distance hiérarchique est exceptionnellement forte, la confiance encore trop limitée et le contrôle par la hiérarchie pesant (DARES, 2013), doivent conduire une profonde réflexion sur ces sujets.

Le problème n’est pas le droit à la déconnexion, on se trompe sans doute de cible en incriminant l’outil, le smartphone n’a jamais obligé un cadre à se connecter. L’enjeu est bel et bien se départir de la norme du salarié idéal. Si la culture de l’entreprise et des équipes managériales encourage à s’investir dans le travail aux dépens des autres domaines de vie, la loi sera inefficace pour nos cadres hyperconnectés (d’autant qu’aucune sanction n’est prévue si les négociations n’aboutissent pas ou si aucune charte n’est publiée…).

Dans ce contexte d’infobésité et d’immédiateté communicationnelle, reprogrammer les comportements de chacun et redéfinir les pratiques managériales au sein des organisations est devenu une véritable nécessité.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.